8

Nashville

Mardi 16 décembre

 20 heures

Taylor chargea les cartons de Martin Kimball dans la 4Runner et claqua la porte du coffre. De retour au bureau avec Fitz, ils avaient rapidement parcouru les dossiers, pour s'apercevoir qu'un examen complet des pièces à conviction s'imposait. Les rapports et les dossiers sur les meurtres avaient été transportés dans la salle de réunion, mais les preuves matérielles étaient stockées dans un entrepôt. Fitz s'était proposé pour y aller, et elle avait accepté. Il avait promis de lui téléphoner, et elle avait décidé de rentrer à la maison.

Le problème des informations manquantes la rongeait. Cela pouvait être des éléments cruciaux comme des détails anodins. Impossible de savoir.

Sachant que John aurait faim, elle s'arrêta à City Limits, un excellent traiteur de style new-yorkais, et acheta deux salades César au poulet et deux baguettes encore chaudes.

A la maison, elle ouvrît une bouteille de Sangiovese, un bon petit vin qu'ils buvaient tous les jours, se demanda vaguement où était passé John, rangea les salades dans le frigo et partit dans le salon en emportant son verre de vin. Elle ouvrit le premier carton et respira de nouveau cette odeur qui l'avait rendue nostalgique. Fumée de pipe et poussière ancienne. Cela la fit sourire sans qu'elle sache pourquoi.

Elle feuilleta les dossiers les uns après les autres. Il y avait les dossiers des meurtres, chacun constitué de dix sous-dossiers reliés, de chemises contenant des photos, des photocopies des fiches d'identification des preuves. Elle parcourut attentivement ces dernières, cherchant des infos au sujet de la chevalière. Elle les trouva dans le dossier du dixième meurtre. Celui d'Ellie Walpole. Comme l'avait dit Kimball. C'était lui qui avait rédigé, d'une écriture petite et soignée, la description de la chevalière en or.

Elle consulta son exemplaire du dossier. Le rapport n'y était pas. Cela ne voulait rien dire : une page sur cinq mille n'avait pas été remise à sa place, il n'y avait pas de quoi en faire une maladie.

En relisant très soigneusement le rapport d'autopsie, elle finit par repérer une allusion aux zones dénudées sur les crânes des victimes. Le légiste n'avait pas jugé cela très important.

Taylor, elle, savait qu'il s'agissait sans doute d'une relique. Les tueurs sont nombreux à choisir un objet appartenant à la victime— permis de conduire, petite culotte ou autre —, et à le conserver précieusement en souvenir de sa mort. Pour les aider à la revivre.

Se levant, elle arpenta le salon, son verre de vin à la main. Fitz allait-il se décider à appeler? L'entrepôt des pièces à conviction était une faille spatio-temporelle dans laquelle il était facile de se perdre. Et les objets de petite taille, comme les bagues, étaient les plus difficiles à retrouver. Cela dit, si la bague avait vraiment disparu, ils se trouvaient face à un gros problème.

Elle jeta un coup d'oeil par la fenêtre donnant sur la rue, refit le tour de la salle de séjour, se servit un deuxième verre de vin et se replongea dans les dossiers en comparant systématiquement ceux du bureau à ceux de Kimball. Elle finit par conclure que l'essentiel de la documentation officielle était là. Les différences majeures entre les deux ensembles de dossiers, c'étaient les notes personnelles prises par Kimball. Des pages et des pages d'écriture serrée : idées, hypothèses, croquis, griffonnages. Le moindre bout de papier sur lequel il avait consigné quelques mots, au cours des huit années d'enquête, avait été conservé. Taylor lut toutes ses notes d'un bout à l'autre. La minutie de l'ancien enquêteur l'impressionna, mais elle n'apprit rien de véritablement nouveau.

Enfin, le téléphone sonna.

— Je suis couvert de poussière, grommela Fitz. Et la bague n'est pas ici.

— Tu en es sûr?

— Absolument certain. J'ai ouvert tous les cartons. Il y en a cent quarante-trois.

— Ça m'inquiète, Fitz. Le rapport sur la bague n'est pas non plus dans le dossier officiel. Pourquoi ?

— Tout simplement parce qu'un type qui travaille aux archives a repéré la bague et s'est dit que c'était dommage de la laisser moisir dans un carton. Ce ne serait pas la première fois, tu sais.

— Oui, mais là, j'ai l'impression qu'il y a autre chose. Cette bague peut nous permettre de remonter jusqu'au tueur, je le sens.

Elle entendit la porte du garage s'ouvrir.

— John vient de rentrer. On en reparle demain matin ?

Merci, Fitz. C'est gentil d'avoir bien voulu passer ta soirée dans la poussière.

— Ouais, tu me devras une bière... Dis bonjour au psy.

— A plus.

Taylor raccrocha et partit à la rencontre de John. Elle le trouva dans la cuisine, en train d'essayer de dégrafer son holster tout en tenant un gobelet de chez Starbucks et son attaché-case dans une main, et un bouquet de roses dans l'autre. Il sursauta en entendant Taylor arriver.

— Retourne-toi ! lui intima-t-il. Il ne faut pas que tu regardes !

— J'ai déjà vu. Tu m'as acheté des fleurs. Tu es le meilleur type qui existe sur Terre.

— Dans tout l'univers, s'il te plaît !

Il lui tendit le bouquet de roses blanches et rouges mélangées à des gerberas orange. Elle les prit dans la main gauche et, de l'autre, l'aida à se dépêtrer de la sangle en cuir de son holster.

— C'est une occasion spéciale?

— Il faut une occasion spéciale pour apporter des fleurs à la femme qu'on va épouser ?

— Non, bien sûr que non.

Elle posa le revolver sur le plan de travail et enfouit son nez dans le bouquet.

— Mmm, ça sent bon... Je ferais mieux de les mettre dans l'eau. Où est-ce que tu as trouvé des gerberas en cette saison?

— Secret professionnel.

Elle roula les yeux, et il se mit à rire. Elle mit les fleurs dans un vase et les posa sur la table de la cuisine. John l'observait : elle sentait son regard sur sa nuque.

— Comment s'est passée ta journée, Taylor?

— Bien, à part qu'une pièce à conviction de l'affaire Blanche-Neige a disparu. De la première affaire, je veux dire.

— Une pièce à conviction ? Il ouvrit le réfrigérateur.

— Ah, tu as fait des courses pour le dîner... Super !

— Comme si c'était dans mes habitudes de te laisser mourir de faim !

Pendant qu'ils disposaient les salades sur des assiettes, beurraient du pain et se servaient du vin, Taylor raconta son après-midi. Puis elle lui demanda comment la journée s'était passée pour lui, mais il ne répondit pas tout de suite.

Ils s'installèrent sur le tapis du salon, adossés au canapé, des coussins dans le dos, leurs assiettes posées sur la table basse. Quand Taylor eut commencé à manger, il répondit enfin.

— Eh bien, c'était intéressant, d'une certaine manière. Et j'ai l'impression que demain risque d'être vraiment dingue.

Taylor se contenta de lever un sourcil. Etant donné la vie qu'ils menaient et l'affaire sur laquelle ils enquêtaient, les choses pouvaient difficilement être plus dingues.

— Charlotte Douglas vient nous rendre visite, dit John.

— Pardon?

— Charlotte Douglas, agent spécial au FBI. Elle est profiteuse. Directrice-adjointe de l'unité.

— Et alors ? C'est une collègue à toi, non ?

— En fait, c'est toi qu'elle vient voir. Avec un expert médico-légal. Ils ont les résultats des analyses ADN.

Taylor posa sa fourchette en secouant la tête.

— Nom d'un chien, pourquoi personne ne nous a appelés ? Ils auraient au moins pu nous faxer les résultats .

Ce n'est quand même pas compliqué : soit c'est Blanche-Neige, soit c'est quelqu'un d'autre !

— Eh bien, c'est un peu le problème avec Charlotte. Elle est... comment le dire poliment ? Elle a besoin d'être au centre de l'attention. Elle compte sans doute débarquer et résoudre l'affaire en un tour de main. A moi non plus, elle n'a rien voulu dire. Je lui ai dit qu'elle manquait totalement de professionnalisme, mais elle m'a envoyé promener.

— Pourquoi ai-je l'impression qu'il y a quelque chose d'autre là-dessous ?

— Parce que tu es brillante et intuitive, en plus d'être très belle et d'avoir pris la sage décision de m'épouser ce week-end.

— Tu as couché avec elle?

John croisa les jambes. Taylor piqua un morceau de poulet au bout de sa fourchette, et le mit dans sa bouche sans quitter son fiancé du regard.

— Quand ? ajouta-t-elle. Il eut un sourire chagrin.

— Bien avant de te connaître. Ecoute, Taylor, elle ne signifie rien pour moi. C'était une passade, un truc qui arrive dans le feu de l'action. C'est une vipère. Je la déteste, si tu veux savoir.

— Mais elle, elle ne te déteste pas.

— Bien vu. Ça risque d'être un peu tendu, et j'en suis désolé. En fait, c'est une vraie garce. A la seconde où tu la verras, tu comprendras pourquoi je suis avec toi plutôt qu'avec elle. Tu me crois ?

— Bien sûr. Je ne m'attendais tout de même pas à ce que tu arrives vierge au mariage.

Elle se leva, prit son assiette et partit vers la cuisine. John la suivit.

— Ça va, Taylor?

Elle posa son assiette en réfléchissant à la question. Bien sûr que cela allait ! Ils étaient des adultes, bon sang... John n'était pas son premier amant. Mais d'un seul coup, adossée contre le plan de travail, les yeux dans les yeux, elle prenait subitement conscience du peu de choses qu'elle savait de lui. C'était un homme complexe, qui s'entourait de nombreux remparts de protection. Ils n'avaient jamais vraiment parlé, tous les deux, de leur passé amoureux.

Elle lui adressa néanmoins un sourire en coin.

— Tout va bien. C'est drôle, en fait. Je ne me suis jamais considérée comme quelqu'un de jaloux.

— Ça me plaît, dit-il. Je me sens désiré.

Il posa une main sur la poitrine de Taylor, la repoussa doucement contre le rebord du plan de travail, et vint se blottir contre elle en glissant une jambe entre les siennes. Elle se percha aussitôt sur le comptoir, mit ses jambes autour des hanches de John et accepta son baiser.

— Il est tard, dit-elle quand elle put reprendre son souffle.

— Très tard.

Il la souleva dans ses bras, la porta jusque dans le séjour, la déposa sur le canapé et s'étendit sur elle.

— L'heure de se coucher.

Quand le téléphone sonna, ils dormaient entrelacés sur le canapé. Taylor chercha le combiné à tâtons.

— Taylor Jackson ? Frank Richardson à l'appareil. Anciennement du Tennessean.

— Je n'ai aucun commentaire à... Ah, attendez ! Vous êtes le reporter de l'affaire Blanche-Neige. Excusez-moi, je croyais que vous deviez rentrer demain.

— Je ne suis pas vraiment rentré. J'ai fait escale à

New York pour voir un vieux copain, mais il a attrapé la grippe, je suis bloqué à JFK, et mon corps me dit qu'il est 7 heures du matin. Je viens de passer plusieurs semaines en France. Je vous appelle trop tard, peut-être ?

Il n'est jamais trop tard pour un meurtre, pensa-t-elle.

— Non, non. Ne quittez pas, j'en ai pour une minute. Elle posa le combiné et s'extirpa des bras de John, qui ouvrit brièvement les yeux, puis les referma avec bonheur quand elle secoua la tête pour lui dire qu'on n'avait pas besoin de lui dans l'immédiat. De plus en plus, les appels au milieu de la nuit s'adressaient à Taylor.

Elle enfila son pull, s'entoura du plaid posé sur le dossier du canapé et partit dans la cuisine. En s'installant à la table, elle serra la couverture autour de ses épaules. Dans la cheminée, le feu était presque éteint.

— Excusez-moi, monsieur Richardson. Je ne m'attendais pas à votre appel.

— Non, non, c'est moi qui vous prie de m'excuser. Je ne voulais pas vous réveiller. En fait, je ne savais pas que les policiers dormaient.

— Vous ne confondez pas avec les vampires ?

— Sérieusement, dit-il en riant, j'avais l'impression que vous vouliez me parler le plus tôt possible. Je n'arrive pas à croire que cette histoire recommence. Au fait, vous pouvez m'appeler Frank.

— Et vous, Taylor.

Elle tendit le bras vers la console du téléphone, prit un bloc-notes et le posa devant elle. Du dos de la main, elle étouffa un bâillement.

— Prête. Dégainez.

Taylor rentrait une bille après l'autre en essayant de faire la synthèse des informations que Frank Richardson lui avait données. Leur conversation avait duré presque une heure.

Il connaissait l'existence de la chevalière.

Il avait entendu parler des mèches de cheveux arrachées aux crânes des victimes.

Il avait des théories sur la raison pour laquelle le meurtrier avait cessé de tuer, des théories étonnamment avisées et très crédibles.

Il avait aussi des hypothèses sur l'identité du tueur. La plupart étaient semblables à celles formulées par l'équipe des homicides : enseignant dans une école pour jeunes filles, prédateur sexuel tué en prison et ainsi de suite. Toutes avaient été vérifiées et éliminées.

Curieusement, un mot que le journaliste avait utilisé en passant, dans une anecdote anodine, s'était gravé dans l'esprit de Taylor. En l'entendant, elle avait compris qu'elle ne dormirait pas de la nuit. Frank ne parlait plus de l'affaire, mais de sa visite à Caprese, le village natal de Michel-Ange. Avec sa femme, ils avaient suivi une visite guidée des ruelles tortueuses, et le guide avait parlé d'un peintre florentin, Domenico Ghirlandaio, qui avait formé le jeune Michel-Ange avant que celui-ci ne commence à pratiquer la sculpture et n'entre au service de Laurent de Médicis. Avant d'arriver au sommet de son art, Michel-Ange avait été un novice; il avait appris les ficelles du métier auprès de grands artistes qui avaient développé son talent naturel

Il avait été un apprenti.

 

Tu tueras pour moi
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